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Tout en suivant le couloir, je jetai un coup d’œil à Simon. Son visage était dur et impassible. Quand il s’aperçut que je l’observais, il parvint à sourire, comme pour me rassurer et signifier que ce n’était pas à moi qu’il en voulait.
— Mme Talbot ? fit-il. Est-ce que je peux sortir ? Me faire quelques paniers avant qu’il fasse nuit ?
— Bien sûr, Simon.
Je patientai avec lui près de la porte. Elle sortit de la cuisine en s’essuyant les mains sur un torchon, et entra le code de sécurité. Ce fut seulement à ce moment-là qu’elle regarda autour d’elle et se rendit compte que Simon n’était pas seul.
— Oh, Chloé… Je ne sais pas si vous deux devriez…
— C’est du basket, Mme Talbot. (Il poussa la porte et la retint pour me laisser passer.) Vous pouvez nous surveiller par la fenêtre, si vous voulez.
— Bon… Mais restez là où je peux vous voir.
Il referma la porte derrière nous et sortit d’un pas si énergique que je dus aller au petit trot pour le rattraper. Je jetai un coup d’œil derrière nous : la porte était fermée, aucun signe de Mme Talbot.
Il regarda autour de lui.
— Tu vois le ballon ? dit-il.
— Je crois qu’il est dans la cabane. Je vais aller…
Il me toucha le coude.
— Non. Sauf si tu y tiens vraiment.
Je fis « non » de la tête et il m’emmena jusqu’au banc de pierre près du gros massif.
— Talbot peut encore nous voir d’ici, dit-il en soufflant. Derek est très doué pour me faire enrager. Le pire ? Je sais qu’il le fait exprès, qu’il essaie de me faire sortir de mes gonds, et j’entre dans le jeu quand même. Je suis trop con, vraiment trop con.
Il resta silencieux pendant un moment et laissa son regard errer dans le jardin.
— Derek veut que j’aille chercher notre père.
— Comment ça ? Genre, que tu fugues ? Tu ne peux pas…
— Ce n’est pas un problème. (Il se laissa aller contre le dossier.) Quand tu as été élevé comme nous, en tant que surnaturel, c’est… différent. Les règles sont différentes. C’est obligé. S’il arrive des pépins, tu dois partir en courant.
— Mais tu ne veux pas partir ?
— Oh si, je veux partir. Je ronge mon frein depuis que je suis arrivé ici. Mon père est quelque part loin d’ici, peut-être qu’il a des ennuis, et je suis là, coincé dans un foyer ? Je vais en cours ? Je traîne avec Derek ? Je fais comme si tout allait bien ? Ça me tue, Chloé. Derek sait à quel point je veux partir d’ici. Comme je te disais, il sait comment me faire sortir de mes gonds.
— Ton père, il est où ?
Il secoua la tête.
— On ne sait pas. Il a… Il lui est arrivé quelque chose, il a disparu et on a atterri ici. C’est une longue histoire.
— Alors ça peut attendre.
— Je te remercie. Bref, il est parti et je suis sûr qu’il ne l’a pas fait de son plein gré. Donc on est coincés ici, prétendument à attendre d’être libérés, et ensuite ? Où est-ce qu’on irait ? Il n’y a pas de grand-mère, de grand-oncle ou d’ami de la famille qui attend pour nous récupérer. On irait en famille d’accueil et après on serait obligés de fuguer, alors quel intérêt d’attendre ?
— Tu veux sortir maintenant, mais tu ne peux pas y arriver.
— Si, on peut. Derek a un plan. (Il eut un petit rire.) Crois-moi, ce type a toujours un plan. Mais c’est un projet d’évasion pour une personne… moi. Il ne veut pas partir. Hors de question.
— Quoi ? Il te fait culpabiliser de rester alors qu’il ne veut pas partir lui-même ? Il déconne ?
— Ouais, je sais, et je ne veux pas avoir l’air de prendre sa défense, mais il a une raison de refuser. C’est une raison débile, mais c’est important pour lui et ça ne sert à rien d’essayer de le faire changer d’avis. Il pète les plombs sinon.
— Il pète les plombs ?
Simon fit bouger sa main, les yeux rivés dessus.
— C’est compliqué. Mais bon, son idée, c’est que je sorte d’ici et que je retrouve mon père. Il m’a appris des trucs pour entrer en contact avec lui. Des sorts, et tout ça. Mais je ne peux pas abandonner Derek.
— Tu ne peux pas ?
— Je ne veux pas, plutôt. Je m’inquiète pour mon père, mais il peut se débrouiller tout seul, bien plus que Derek.
Je dus avoir l’air sceptique, car il ajouta :
— Je sais qu’il a l’air de pouvoir se débrouiller, et c’est en grande partie vrai, mais pour certaines choses… (Il secoua la tête.) C’est compliqué. Si je prends le large et qu’il arrive quelque chose, j’ai peur que… qu’il ne fasse rien.
— Je ne comprends pas.
— Je sais. (Il continuait à regarder ses mains.) Je sais que ce que je dis ne semble pas logique, mais…
— C’est compliqué.
— Oui. Enfin… (Il prit une inspiration :) Je commence à me dire qu’il faut que je prenne le risque. Derek a raison. Rester à glander ne nous mènera nulle part. Mais il faut aussi qu’on te prenne en compte maintenant. Tu dois vraiment partir d’ici.
— Ah bon ?
Je laissai les mots s’échapper d’une voix trop aiguë.
— Derek a raison. Quels que soient les efforts qu’on fasse pour cacher tes pouvoirs, ils ne fonctionnent pas de la même façon que les miens. Ils ne peuvent pas être dissimulés. Pas quand on t’observe au microscope.
— Je vais me faire transférer dans un hôpital et ça ira.
— Et s’il ne s’agit pas d’un transfert ? (Il me regarda, inquiet.) Je ne cesse pas de penser à ce que tu as dit à propos de Liz. Peut-être bien qu’elle est chamane. Ou si elle est morte, peut-être que c’était un accident. Pourquoi est-ce qu’ils tueraient ceux qui ne guérissent pas ? C’est complètement absurde, mais même Derek s’inquiète.
— Derek ? Mais il a dit que…
— Je sais ce qu’il a dit. Mais quand je lui en ai reparlé après, il n’a pas écarté l’idée aussi vite. Il a même soulevé quelques questions lui-même. C’est sa façon de faire comprendre qu’il est d’accord. Mais tu as quand même besoin d’aide. Disons que tout se passe bien et qu’ils te laissent sortir, qu’est-ce que tu feras ? À qui est-ce que tu vas parler ? Comment vas-tu apprendre à revenir à la vie normale ? « Normale ». Un mot si simple et plat. C’était drôle comme il prenait de l’importance à présent, comme un pompon dans un manège, plein de promesses, mais hors de portée.
Partir d’ici ne résoudrait rien. Tante Lauren serait toujours en train de me surveiller, d’interpréter les choses « anormales » que je ferais comme des signes qu’il faudrait que je retourne à Lyle House… ou pire.
Mais faire une fugue ? Je savais ce que Derek dirait. Je pouvais même voir son expression, sa grimace de dédain et de frustration. Je n’étais plus Chloé Saunders, élève privilégiée d’une école d’art. Je n’étais même pas Chloé Saunders, schizophrène. Si Chloé Saunders, nécromancienne, suivait les règles d’avant, elle finirait dans une cellule capitonnée en divaguant à propos de voix que personne d’autre n’entendait.
Je n’étais pas naïve. Je lisais les journaux. Je savais ce qui arrivait aux jeunes qui fuguaient, et ce n’était pas la formidable vie de liberté qu’ils imaginaient. Combien de temps cela nous prendrait-il pour retrouver le père de Simon ? Comment allions-nous survivre jusque-là ? Comment trouver de quoi nous nourrir ? Ou un endroit où dormir ? J’avais un peu d’argent, mais combien de temps pouvions-nous tenir avec ? Qu’arriverait-il lorsque nos photos seraient en première page de tous les journaux ? Quand le moindre policier, le moindre honnête citoyen serait à notre recherche ?
Je pouvais me terrer ici, fermer les yeux et prier qu’il n’arrive rien. Ou alors, je pouvais prendre les choses en main. Passer à l’action.
Chercher de l’aide auprès du père de Simon qui avait disparu n’était pas vraiment l’idée que je me faisais d’un plan solide. Mais si je sortais d’ici, je pourrais finir par retrouver Liz. Ce serait facile. Il n’y avait qu’un nombre limité d’hôpitaux à Buffalo. Et si elle était en danger même dans un hôpital, qu’est-ce que cela impliquait pour nous autres ? Étions-nous en danger ? Je ne pouvais pas continuer à faire l’autruche et à prétendre que tout allait bien.
— Si tu sors d’ici, je viens avec toi, décrétai-je.
— Tu n’es pas obligée. Je voulais simplement dire que moi, je dois partir, pour moi et pour Derek, et maintenant, pour toi aussi. Quand je trouverai mon père, il pourra nous aider.
— Mais qui t’aidera, toi ? Une fois dehors ?
Il eut un léger sourire.
— J’ai mon faux brouillard.
— Tu as besoin de renfort. Derek serait bien mieux que moi pour ça, mais il faudra que tu fasses avec. Je viens.